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« 30 ans de blocage du marché des paiements vont être rattrapés »

Jean-Pic Berry, ancien directeur général de Stet et actuellement consultant indépendant, livre son analyse sur les enjeux de l’open banking et les conséquences des mutations du marché des paiements pour le secteur bancaire.

Quelles sont selon vous les opportunités technologiques et stratégiques suscitées par la DSP2 ?

La DSP2 constitue, globalement, un changement important. Ses conséquences seront profondes, mais leurs effets se mettront en place progressivement, au regard du rythme d'adaptation traditionnellement plus lent dans le monde bancaire. Ce changement prendra plusieurs formes : d'une part, il aura un impact fondamental sur le rapport entre la banque et son client. D'autre part, il y une remise en cause partielle du statut particulier des banques.

Le fonctionnement des banques – et notamment leurs structures de coûts – qui date des 30 Glorieuses, est dans le collimateur de la Commission européenne depuis un certain nombre d’années. Elle cherche en particulier à battre en brèche la facturation globale des banques – une originalité économique qui leur permet d'offrir des services gratuits (tenue de compte, chèques), donc forcément déficitaires, en compensant par des marges importantes sur d'autres offres (cartes par exemple).

La DSP1 et la DSP2 brisent ce modèle en instaurant une séparation des différents services bancaires et en cherchant à promouvoir une concurrence dans chacun de ces segments de marché. Notons que cette approche reste à mon sens incomplète : si elle permet de diminuer les prix sur les segments les plus rentables, elle ne permet pas de voir comment seront financés les services traditionnellement déficitaires. Ce mouvement a été initié par la DSP1, qui conservait le statut d'établissement de crédit – lourdement réglementé, pour faire face à des risques importants sur des opérations de prêt/emprunts s'étalant sur des années, voire des décennies ; mais la DSP1 reconnaissait que les risques, et les garanties de pérennité des acteurs, sont moins prégnants dans le domaine des paiements, qui pouvait donc s’accommoder d'une réglementation plus souple. La DSP1 n'a pas permis tous les changements qu'espérait le régulateur. Le contrôle des données a grandement restreint la capacité de nouveaux acteurs – fintech, Gafa, nouveaux opérateurs – à créer une véritable concurrence.

La DSP2 vient donc renforcer les modalités dont les principes étaient déjà présents dans la première version. L'ouverture des données, que les banques vont être forcées de fournir à leurs concurrents, est un pavé dans la mare. Pour les banques, cela peut être un élément dangereux, permettant à d'autres acteurs de venir récupérer leurs activités les plus rentables, les laissant avec les activités de tenue de compte, a priori déficitaires. Il serait toutefois dangereux de vouloir prédire l'avenir.

"Les banques peuvent elles aussi profiter des opportunités de marché, à condition d'être prêtes à renoncer au business model traditionnel et à se jeter à corps perdu dans un programme d'innovations."

 

L’un des modèles émergent dans ce contexte est effectivement l’open banking, que vous venez de décrire. Quelles réalités recouvre ce nouveau concept marché ? Quels sont les enjeux qui en découlent ?

L’enjeu est simple : c’est l'obligation pour les banques de se transformer en gestionnaire de données accessibles à tous. D'où le risque, à mon avis réel, pour les acteurs bancaires traditionnels à se retrouver avec la partie du business la moins rentable. Cette révolution n'est pas nouvelle, les principes en étaient déjà présents dans la DSP1, qui vient de fêter ses 10 ans. La DSP2 ne fait qu'en renforcer les modalités d'application.

Notons que le marché des paiements est tout à fait particulier : il est resté étonnamment stable pendant 30 ans. L'offre de paiement aujourd'hui (virements, prélèvements, cartes, chèques) est en gros la même qu'il y a 30 ans. Les autres pans de l'économie ont généralement été transformés : informatique, Internet, même des marchés plus matures comme l'automobile ou l'aviation ont connu des changements beaucoup plus fondamentaux.

Cette situation, combinée à une problématique importante de gestion du risque, a poussé les banques à un certain conservatisme, et les prépare mal à une phase d'innovation qui nous attend certainement. D'un autre côté, ce manque d'innovation a créé une demande importante et non satisfaite de nouvelles offres et de nouveaux produits : nous allons sans doute voir, en quelques années, un rattrapage important, et une transformation radicale du rôle des paiements dans le rapport client/fournisseur. La DSP2, en ouvrant la concurrence à des acteurs a priori plus mobiles et plus innovateurs, ouvre la voie à ces transformations. Les 10 ans qui viennent vont être très intéressants à observer...

 

Quels sont selon vous les impacts de l’open banking sur le marché bancaire français ? Quelles convergences entre cette problématique et les débats sur la protection des données personnelles (RGPD) ?

DSP2 et RGPD sont deux textes complémentaires. Il est heureux qu'ils soient concomitants. En effet, la DSP2 ouvre l'accès aux données à des entités qui ont un rapport beaucoup moins étroit que les banques avec leurs clients. Elle ouvre donc une brèche de sécurité, que le RGPD vient heureusement combler. L'open banking lui-même n'est pas un enjeu technique important. En fait, c'est très simple à faire – surtout comparé aux adaptations importantes qui ont été imposées aux banques pour SEPA, ou les travaux encore plus considérables nécessités par l'instant payment, qui, de facto, force à une comptabilité temps réel que les banques ne possèdent pas aujourd'hui. Ce dernier point est un problème important pour les banques, dont l'informatique, dans son architecture comme sa démarche, reste archaïque, comparée aussi bien aux start-up (c'est facile), mais aussi à des entreprises importantes, dont l'informatique est autrement plus complexe que celle des banques (Google, Amazon ...)

 

C’est-à-dire ? L’apparition des banques en ligne n’a-t-elle pas contribué à la prise en compte des enjeux liés au digital au sein des banques ?

Les banques en ligne constituent à mon sens une micro-innovation. En fait, c'est surtout un canal commercial alternatif. Mais la relation client/banque, et l'approche informatique, restent essentiellement les mêmes. Il n'y a pas eu là le changement de paradigme qui est sans doute aujourd'hui nécessaire.

 

Quels sont les enjeux technologiques des API ? Certaines banques européennes comme BBVA s’y sont positionnées. Quelle est selon vous la valeur ajoutée des acteurs français sur ce sujet ?

Les API recouvrent deux sujets : un volet commercial et un volet technique. Techniquement, la création des API ne constitue pas une grande difficulté. En effet, la plupart des banques disposent déjà, en interne, d’API qu'elles utilisent pour des raison de structure informatique. En revanche, commercialement, l’enjeu est considérable. Et les banques françaises l’ont bien compris, et semblent partagées entre une approche défensive, tendant à retarder les changements à leur business model traditionnel, et une véritable approche proactive. Cette seconde voie est possible, comme le démontre l'exemple de l’entité espagnole BBVA que vous citez. Les banques doivent se positionner de façon à tirer profit de cette évolution par exemple en ajoutant des services dans la mise à disposition des données, comme des services de sécurité (cybersécurité, protection des données, etc.), des nouveaux services ou encore des couches de traitement qui leur soient propres comme des services d’agrégation, permettant d’héberger les données de plusieurs banques.

" Les banques doivent se comporter comme un nouvel acteur et se mettre en concurrence avec elles-mêmes et avec les autres entités pour développer de nouveaux services."

 

Comment évolue la problématique de l’instant payment à l’échelle européenne et française ?

A l'échelle européenne, les initiatives sont nombreuses et très intéressantes. Nous n'avons pas la place ici de les passer en revue, mais je ferai juste une remarque de forme : après une phase d'homogénéisation européenne, poussée par le SEPA, il semble que les particularités des différentes places nationales reprennent toute leur pertinence, et on assiste à une nouvelle phase de divergence… Quant à la France, elle semble plutôt à la traîne du mouvement ; à ma connaissance, une seule banque (le groupe BPCE) a annoncé avoir une solutions opérationnelle, alors que nous avons largement dépassé la date butoir fixée par le régulateur.

 

Sur le sujet de la carte, la définition d’un scheme européen pourrait-il selon vous revenir sur la table après l’abandon du projet Monnet ?

Le sujet du scheme européen pour la carte pose la question des monopoles naturels et de la souveraineté européenne après le rachat de Visa Europe par Visa Inc. Si ce sujet revient sur la table – ce qui n’est pas à exclure – ça sera dans un premier temps de façon relativement discrète. Un nouveau scheme carte est extrêmement long et cher à mettre en place. Il y aurait eu une opportunité : utiliser les sommes acquises pour le rachat de Visa Europe pour financer ce projet. Il ne semble pas que cela ait été la solution retenue.

 

Quelles sont vos prévisions sur les prochains enjeux du marché des paiements ? Quelle analyse dressez-vous de la problématique bitcoin qui suscite l’inquiétude des régulateurs ?

Ce sont deux problèmes distincts. Le bitcoin est une innovation intéressante, mais pose trois problèmes. D’abord, la volatilité de cette monnaie, un ou deux ordres de grandeur plus grande que la volatilité des monnaies traditionnelles entres elles, est un facteur d'inquiétude. Ensuite, c'est une monnaie qui n'a pas de régulateur. La régulation est certes souvent contraignante, mais elle est clairement nécessaire si on veut asseoir la stabilité et la confiance dans  une monnaie. Finalement, il y a un aspect qui sent un peu le souffre : si certaines applications sont celles, innovatrices, d'une monnaie dématérialisée adaptées aux besoins de l'internet, force est de constater qu'elle est aussi utilisée à des fins moins nobles – blanchiment, activités terroristes ou criminelles, etc. Il n'en reste pas moins que c'est une expérience intéressante, qui force une réflexion sur les monnaies privées.

Concernant les prochaines tendances du marché des paiements, il est bien entendu difficile – et dangereux – de vouloir prédire l'avenir. Je me contenterai d'une vague prophétie. Je verrais bien une segmentation du marché en deux parties : d'une part, un marché d' « utility », le paiement standard, qui sera amené à être simple et bon marché, voire invisible pour le client final, à l'image de ce que pratiquent aujourd'hui des acteurs comme Amazon. A côté de cela, mais de plus en plus distinct, un marché des offres à valeur ajoutée, de plus en plus complexes, qui sauront rattraper les 30 ans de stabilité que nous venons de traverser par une phase d'innovation et de foisonnement qui sera passionnant à observer.

 

Propos recueillis par Andréa Toucinho, consultante moyens de paiement et services financiers, ADN’co